Parmi les mythes auxquels les Grecs se référaient pour comprendre la nature et les paradoxes du désir, deux sont particulièrement instructifs. Commençons par le mythe de Midas, roi de Phrygie. Pour le remercier d’avoir offert l’hospitalité au satyre Silène, Dionysos lui accorde un vœu. Midas demande que tout ce qu’il touche se transforme en or. Son désir est exaucé et, comme le raconte Ovide dans les Métamorphoses (Ier siècle av. J.-C.), il se réjouit de pouvoir changer un arbre en or d’un simple geste de la main. Cette nouvelle source de richesse illimitée lui procure un tel bonheur qu’il décide de donner un grand banquet. Mais, quand il veut porter la nourriture à sa bouche, celle-ci se transforme aussitôt en or et devient immangeable. Il ne peut même plus embrasser sa fille sans qu’elle aussi se transforme à son contact. Affamé, désespéré, Midas supplie Dionysos de reprendre son cadeau.
La vie à deux, malgré tout ce qu’elle a de conventionnel, est garante de valeurs autres que celles du marché
Souvent réduit à une simple fable sur l’embarras des richesses ou l’incapacité de l’argent à faire notre bonheur, ce mythe illustre en fait la nature profondément paradoxale du désir : un monde qui répondrait systématiquement à notre désir serait insupportablement monotone. Il ne nous permettrait pas de différencier les dimensions multiples de notre existence, de distinguer ce qui est l’objet de (et la réponse à) nos désirs et ce qui répond à des nécessités fonctionnelles. Si l’existence de Midas lui devient odieuse, c’est que son désir univoque en contamine tous les domaines. Ce mythe nous enseigne par ailleurs que la satisfaction du désir nous laisse sur notre faim. Malgré tout l’or du monde, ce sont les gestes les plus ordinaires, ceux qui consistent à se nourrir ou à prendre quelqu’un dans ses bras, qui s’avèrent les plus importants. Or ces gestes ordinaires s’avèrent irréalisables précisément parce qu’ils échappent à la logique du désir. Ils renvoient à la perpétuation de la vie, à sa routine, à ce que nous prenons pour acquis, au cadre organisationnel de notre vie, et non de nos désirs. Le mythe de Midas met en garde ceux qui voudraient voir accompli leur désir le plus profond. Sitôt exaucé, il nous empêchera de nous sentir rassasiés, car la véritable satiété ne consiste pas dans l’assouvissement du désir. Manger ou embrasser nos enfants, telles sont les nécessités existentielles.
Le mythe de Tantale fait contrepoint à celui de Midas. Au lieu d’être récompensé pour une bonne action, Tantale est puni pour un crime abominable (celui d’avoir découpé en morceaux et servi en ragoût son propre fils). Dans la hiérarchie des crimes barbares et inhumains, le sien est sans doute le pire. Les dieux le condamnent donc à rester sous un arbre dont il ne peut attraper les fruits, à côté d’un lac dont il ne peut s’abreuver. On comprend ici que le châtiment est proportionnel à l’horreur du crime. La situation de Tantale est exactement l’inverse de celle de Midas : l’objet de son désir lui échappe dès qu’il s’en approche. Son supplice tient à une illusion sensorielle : il voit le fruit, il voit l’eau, mais il ne peut les saisir. Malgré leurs différences, bien que l’un soit récompensé et l’autre puni, Midas et Tantale sont tous deux incapables d’assouvir leur faim.
Mis en regard, ces deux mythes illustrent ce que le désir a d’impossible. Qu’il soit assouvi ou frustré, le désir est toujours voué à l’échec. Par définition, il consiste en effet à vouloir attraper un objet qui se trouve à portée de main et qui pourtant nous échappe. Peu importe que le désir soit ou non assouvi : dans tous les cas, il manque sa cible. En outre, s’il génère autant de souffrances, ce n’est pas parce que son objet est hors de portée, mais justement parce qu’il nous paraît si proche, si facile à atteindre et en même temps si étrangement élusif. Le supplice de Tantale, qui consiste à convoiter l’insaisissable, ne trouve pas son contraire dans le vœu de Midas, où tout ce que nous touchons répond à notre désir. Les gestes les plus essentiels échappent à la logique mécanique du désir. En ce sens, le désir est profondément aporétique : inassouvi, il nous frustre ; comblé, il nous empêche d’accéder à l’essentiel, qui n’est pas déterminé par le désir.
Ces mythes qui nous viennent de l’Antiquité s’appliquent encore à une situation très moderne : celle du couple.
Ensemble par choix, non par devoir
Commençons par définir ce qu’un couple n’est pas. Un couple, ce n’est pas deux personnes follement éprises l’une de l’autre : si leur liaison est clandestine, elles ne forment pas cette unité socialement légitime que nous appelons couple. Ce n’est pas non plus un mari et une femme : les familles hétérosexuelles prémodernes formaient des unités composées de plusieurs autres personnes (enfants, domestiques, parents, grands-parents). Dans cette configuration, l’homme et la femme ne forment pas un couple ; ils sont à la tête d’une organisation sociale (s’ils restent ensemble à cause des enfants, un homme et une femme peuvent être mariés sans forcément former un couple). Un couple, ce n’est pas non plus deux personnes qui ont des relations sexuelles : si elles ne se projettent pas dans l’avenir, elles prennent simplement leur plaisir où elles le trouvent. Un couple suppose que deux personnes (homo- ou hétérosexuelles) s’isolent pour ainsi dire du reste de la société qui reconnaît toutefois leur unité et leur intention de passer au moins une partie de leur vie ensemble. Le couple se définit par les conditions suivantes : deux personnes choisissent délibérément de se consacrer l’une à l’autre ; leur union est « légitime », sans être nécessairement institutionnalisée par le mariage ; elles envisagent l’avenir ensemble, mais sur un mode contractuel, pour autant qu’elles y trouvent leur intérêt ; elles ne sont pas aveuglées par la passion mais décident d’établir une intimité amoureuse en partageant leur vie intérieure, leurs expériences et leurs projets ; elles sont attachées l’une à l’autre par choix, et non par devoir. Leurs sentiments sont censés être le reflet de leur liberté : l’union est librement consentie et chacun est libre de quitter l’autre. Le partenaire est ici dépositaire de la confiance, des confidences et du bien-être de l’autre. Cette unité sociale suppose donc une certaine capacité à se détacher du monde environnant, à se concentrer intensément sur l’autre, à en attendre une continuité, à faire des projets ensemble, à se fixer des objectifs communs, sans pour autant être contraint à un engagement pour la vie. Le couple est une île, mais une île en liaison maritime permanente avec d’autres îles possibles.
Cette unité apparemment simple, soudée par le libre arbitre et les sentiments, s’avère aujourd’hui très difficile à mettre en place. C’est même l’une des unités sociales les plus déconcertantes. Plus qu’aucun autre phénomène sociologique, elle échappe à tous les livres, romans, poèmes, traités philosophiques, théories psychologiques et manuels de développement personnel. Aucune autre organisation sociale n’a fait l’objet d’enquêtes aussi approfondies ; une multitude d’institutions s’efforcent de l’analyser et de donner des indications pour le construire ou l’améliorer. D’où cette interrogation sociologique : pourquoi le couple est-il un projet aussi difficile à concrétiser ? La réponse renvoie à un paradoxe culturel : en devenant problématique, le couple est aussi devenu utopique.
L’utopie amoureuse est un phénomène culturel propre à la modernité. Elle est promue par le discours et la pratique psychologiques dominants, qui proposent toute une panoplie de conceptions de l’individu, du psychisme et de son histoire (le lien amoureux entre l’enfant et ses parents, par exemple). L’utopie amoureuse s’articule sur deux axes : elle nous promet le bonheur par le biais d’une certaine disposition affective et mentale et, pour atteindre celle-ci, elle préconise certaines méthodes de transformation de soi. L’expérience de l’amour, du mariage et du couple correspond désormais à une véritable utopie sentimentale. Les gens considèrent qu’il ne faut consulter qu’eux-mêmes et leurs sentiments pour établir s’ils sont amoureux et s’ils ont une chance d’être heureux avec tel ou tel partenaire. Les sentiments sont devenus notre boussole interne, le critère qui décide de notre engagement, de notre mariage et de la qualité de notre vie commune. Les sentiments sont le mot d’ordre de la subjectivité. Le défi consiste alors à trouver la personne avec laquelle réaliser l’utopie amoureuse. Cette utopie nous fait miroiter que nos souhaits, nos désirs et nos besoins seront à la fois révélés et réalisés avec quelqu’un d’autre.
L’insularité du couple est historiquement liée à l’utopie moderne du bonheur. Conçu comme projet d’épanouissement personnel, le bonheur se formule en termes de sentiments. Ce n’est plus l’eudaimonia des Grecs, le bien-être que procure la pratique de vertus publiquement reconnues et valorisées. Le bonheur est désormais un projet consistant à identifier les besoins ou les objectifs individualisés, idiosyncratiques et personnels d’individus autonomes.
Sexe, sensations fortes et intimité
L’utopie amoureuse qu’est le couple se déploie sur trois terrains culturels et sentimentaux différents. La sexualité est le principal terrain sur lequel se démontre le lien amoureux. Elle s’est imposée comme un élément indispensable des relations amoureuses, un lieu privilégié où s’exprime l’intimité, voire un signe du bien-être du couple. La conception de la sexualité comme condition nécessaire de l’amour est un phénomène moderne. La modernité a vu dans la sexualité la pierre de touche de la santé mentale et de la maturité, le signe de notre bonne entente avec l’autre, le lieu où faire la preuve de notre équilibre psychique fondé sur l’hédonisme : il faut être capable de donner du plaisir et d’en recevoir. À l’aune de la psychologie, qui en fait un signe de santé mentale et de maturité affective, la sexualité est ainsi devenue une condition de réalisation de l’utopie sentimentale.
Autre terrain où s’expriment les sentiments : les loisirs, la production d’expériences nouvelles et de sensations fortes. Les couples modernes sont de grands consommateurs de loisirs. Ils vont au cinéma, partent en vacances ensemble, vont au spectacle, pratiquent un sport, etc. Les loisirs ont été conçus par et pour les couples qui en sont consommateurs. Ce nouveau modèle d’interaction fait des sensations fortes un ingrédient indispensable de l’utopie amoureuse. Les sentiments amoureux seraient à la fois produits et éprouvés par le biais de la détente, des sensations fortes et de la nouveauté.
Le troisième idéal à atteindre est celui de l’intimité amoureuse. Souvent conçue comme inhérente au couple, l’intimité est en réalité une notion moderne. L’expression des émotions et l’épanchement permanent sont désormais le principal moyen d’afficher et de partager sa subjectivité dans le contexte d’une relation amoureuse. Le couple est devenu le chantier d’excavation des affects. Parler de ses sentiments, les manifester, les gérer, les éprouver à l’unisson sont autant d’éléments nécessaires à la vie de couple, cautionnés par la culture psychologisante qui voit dans l’intimité amoureuse le signe d’un couple fonctionnel.
Il suffit pourtant de regarder autour de nous pour constater à quel point le couple tel que nous venons de le définir est problématique. C’est à se demander si le couple moderne n’est pas un projet irréalisable. Les statistiques du divorce ne sont que la partie émergée de cet iceberg de misère sentimentale auxquels se heurtent les couples modernes. Cette misère sentimentale prend des formes diverses : conflits quotidiens par rapport aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants ; lassitude ou insatisfaction sexuelle ; tentations d’aventures amoureuses ou sexuelles avec d’autres partenaires ; jalousie face à l’indépendance ou à la réussite de l’autre ; volonté de préserver son autonomie et son indépendance tout en étant en demande d’affection et d’engagement. Les relations modernes sont criblées d’apories sentimentales et de questions sans réponse : « Comment satisfaire aux demandes de l’autre ? » ; « Que suis-je en droit d’attendre de l’autre sans empiéter sur sa liberté ? » ; « Quand imposer ma volonté et quand faire des compromis ? » Au fond, le couple est le laboratoire où l’individu moderne explore et teste ses incessantes contradictions. Mais pourquoi donc est-il si difficile de former un couple satisfaisant ?
Notre culture psychologisante encourage les hommes et les femmes à se focaliser sur leur ego, leurs besoins, leur intériorité. Ce repli sur soi, qui nous rend si attentifs à nos intérêts personnels, a transformé les relations amoureuses en une entreprise utilitariste, justifiée non par des devoirs moraux ou des conventions sociales, mais par une maximalisation individualiste du plaisir. Ce recentrage égotiste n’est guère propice aux gestes désintéressés, comme le pardon ou l’abnégation, dans la mesure où il nous enjoint à privilégier des projets et des objectifs qui nous sont propres et indépendants de ceux de l’autre.
Le couple est une île, mais une île en liaison maritime permanente avec d’autres îles possibles
La culture des besoins et de la connaissance de soi est confortée par la notion d’égalité, désormais censée réguler les liens sociaux, en particulier entre hommes et femmes. Elle génère de nouvelles tensions, puisqu’elle amène les hommes et les femmes à calculer, mesurer et quantifier ce qu’ils se donnent l’un à l’autre, qu’il s’agisse du partage des tâches ménagères ou de la réciprocité des sentiments. Si elle est inhérente à la démocratie, l’égalité s’avère bien plus difficile à mettre en œuvre à la maison, car elle suppose une évaluation permanente de la contribution de l’un et de l’autre.
Le troisième obstacle auquel se heurtent les couples, c’est l’ennui, conséquence du fait que les sensations fortes sont désormais la norme des relations au sein du couple. Les sensations fortes, qui impliquent un apport permanent d’expériences et de sentiments, ont été institutionnalisées par l’industrie des loisirs et la production massive d’expériences nouvelles. Au cours du XXe siècle, elles sont passées du domaine des objets à celui des sujets ou, plus précisément, du domaine des loisirs à celui des interactions personnelles. À ses débuts, la culture de la consommation se focalisait sur le plaisir que procuraient les objets nouveaux ; aujourd’hui, cette logique consumériste s’étend aux relations amoureuses qui imitent la consommation de loisirs en s’orientant toujours vers des objets nouveaux et exaltants. La culture des sensations fortes est particulièrement manifeste dans le domaine de la sexualité, conçu comme une source intarissable de nouveauté et d’excitation.
À la dérive sur une mer instable
La culture psychologisante promeut par ailleurs le changement et le développement personnel. Pour mener une vie heureuse, il faut que notre moi actuel évolue vers un moi futur. Cette évolution permanente déstabilise le couple : à partir du moment où le changement est valorisé en soi, changer de personnalité, de goûts ou de préférences compromet la stabilité dont le couple, par définition, a besoin. Cette instabilité est aggravée par la culture du choix, dans laquelle la multiplication des partenaires sexuels a considérablement retardé la formation des couples et ne cesse de menacer leur stabilité. L’épanouissement personnel implique d’élaborer et de raffiner de plus en plus ses goûts, c’est-à-dire de trouver un partenaire toujours plus adapté. L’abondance du choix sexuel, confortée par l’idéologie de l’épanouissement personnel, suggère toujours la possibilité de rencontrer quelqu’un de « mieux ».
Enfin, le capitalisme ambiant nous enjoint à être autonomes(dès notre plus jeune âge, il nous inculque l’autonomie et l’indépendance). Cette injonction fait aussi pression sur le couple. Alliée à l’idéologie de l’épanouissement personnel, elle nous incite à ériger des barrières qui, au moindre signe de rejet ou de distance, dissuadent la fusion. Cette revendication d’autonomie se heurte à la réalité de l’amour comme dépendance, attachement, symbiose. L’amour est désormais incompatible avec l’autonomie, élément central de l’individualité.
À bien des égards, nous sommes les Midas de la vie sexuelle et sentimentale ; nous cherchons à parer des éternelles dorures du désir tous les aspects de notre vie de couple. Libéré de l’institution et des conventions, soumis à la seule logique du désir, le sentiment amoureux nous laisse pourtant insatisfaits : ce geste ordinaire, celui d’embrasser un enfant, nous fait cruellement défaut. Cette insatisfaction chronique est aggravée par le fait que, comme Tantale, nous contemplons le fruit que nous ne pouvons pas goûter, nous regardons l’utopie amoureuse sans jamais pouvoir la réaliser. Dès que nous croyons pouvoir l’atteindre, celle-ci nous échappe.
Au fond, avons-nous encore besoin du couple ? N’est-ce pas là une institution superflue, qui entrave l’épanouissement personnel et nous confronte à nos propres contradictions ? Le couple est générateur de confusion, de conflit, de solitude et de souffrance. Les statistiques mêmes le prouvent : de plus en plus de gens font le choix de vivre seuls. À mon sens, la notion de couple mérite tout de même encore d’être défendue, ne serait-ce que parce qu’elle prend le contre-pied de l’idéologie dominante.
Pourquoi ? Parce que le couple monogame (pour s’en tenir à sa définition conventionnelle) est sans doute la dernière organisation sociale à résister aux principes du capitalisme. Un couple prendde facto position contre la culture de maximisation du choix, contre la conception du moi comme lieu permanent de sensations fortes, de jouissance et d’épanouissement personnel. Le couple fonctionne selon une économie de la rareté, au sens où il requiert des vertus et une force de caractère que la société moderne ne nous inculque plus. Il suppose que l’on soit capable de singulariser autrui, de renoncer au calcul, de tolérer l’ennui, de mettre l’épanouissement de côté, de s’accommoder d’une vie sexuelle (souvent) médiocre, de préférer l’engagement à l’insécurité contractuelle. Le couple, malgré tout ce qu’il a de conventionnel, est garant de valeurs autres que celles du marché. Par une ironie de l’histoire, le couple ne propose-t-il pas une alternative radicale à notre culture dominante, par le biais, non d’une transgression, mais d’une indéfectible persévérance qui nous rend fidèles aux autres comme à nous-mêmes ?»